"Prenez soin de vous !" La bonne blague...

Il y a bientôt 25 ans que j’accompagne des personnes en souffrance, effractées par la violence de certains évènements de vie qui, cherchant un peu de dignité face à la destruction du lien, se réfugient alors dans l’illusion d’une ressource : des symptômes et des comportements plus destructeurs encore, les enfermant dans la pathologie et l’absence de relation sécure qui l’accompagne. 25 ans à être témoin de l’inacceptable, à faire avec l’impossible, à déambuler entre espoir et désespoir, avec comme seule certitude que la vie ne nous en offre aucune. Ving-cinq années, un millier de rencontres en institution ou dans mon cabinet, des « pourquoi » souvent sans réponse, des « comment » douloureux, et cette question : « mon métier a-t-il du sens ? »

C’est vrai, non ? Comment peut-on faire avec le désamour sans sombrer dans l’impuissance ? Parce que c’est bien de cela dont toutes ces personnes ont été victimes… un terrible manque d’humanité ! Comment sortir réellement du « subir », du « supporter », du « attendre ». Comment aider l’autre à mobiliser le courage, la force et la détermination pour accepter de vivre malgré tout. Parce que c’est bien cela non le désespoir ? Ne plus rien attendre… Pour chacun, il faudra accepter de ne pas avoir été pour l’autre, temporairement ou plus durablement, une personne aimable et digne de respect.

Qu’est-ce que je viens faire dans cette galère avec mon beau diplôme, ma tête bien remplie, et mes propres épreuves de vie ? Et puis ce monde moderne, que j’ai vu évoluer, changer… dans lequel malgré une hyperconnectivité parfois bien pratique voire confortable, nous sommes entraînés dans un mode de vie où la vitesse des échanges empêche les rencontres véritables. Prendre le temps de se rencontrer, voilà ce que ces 25 années auprès des personnes abîmées par l’insensé m’ont enseigné. Parce que prendre soin de soi c’est d’abord accepter ce que l’on ne peut pas changer en traversant les émotions pour ressentir pleinement les sensations qui informent sur nos besoins et nos valeurs. En empruntant le chemin douloureux du deuil, les personnes peuvent alors redevenir actrice malgré tout et éprouver une nouvelle forme d’espoir face à ce qu’il reste de réalisable.  Et cela ne peut pas se faire « vite » !

Et quand la réalité comprime encore le possible ? Depuis mars 2020, l’inimaginable d’abord, l’absurde ensuite et enfin l’inadmissible rôdent et menacent… La pandémie puis la crise énergétique sans précédent ont toutes deux hypothéqué ce qui restait d’envisageable. Et le nombre de demande de rendez-vous a explosé… m’entrainant dans les travers de mes débuts… allez vite pour voir plus de monde… m’éloignant de ce qui est le plus précieux, la relation…

Évidemment il ne faut pas souffrir d’une pathologie mentale pour être pris en otage de ces crises. Beaucoup d’autres personnes regardent le seuil de pauvreté se rapprocher de leur quotidien avec angoisse, nombreux sont ceux qui ont renoncé à ce qui était encore possible hier : sorties culturelles, achats, vacances… le non essentiel quoi… tiens, on a déjà entendu ça quelque part… Mais le prix est élevé ! On troque toutes les possibilités de rencontres contre quelques économies dans ce monde où tout est semble-t-il devenu payant. Dans les histoires que j’entends, c’est le même constat, les relations sont devenues un luxe que l’on ne peut plus se permettre, la santé mentale n’est pas la priorité… Et pour les patients habitant le monde de la psychiatrie… je vous laisse imaginer…

Que faire avec mon indignation et surtout mon impuissance ?

Comment vivre intensément malgré la tristesse, la peur, la colère d’un possible qui se rétrécit ? Comment habiter pleinement le monde avec appétit en sachant combien la vie nous malmène parfois ? C’était déjà les enjeux visités en thérapie avant la pandémie, avant la crise énergétique… Les personnes en souffrance m’impressionnent parce que malgré la perte et la limite, l’imprévu et l’éphémère, elles s’ajustent au monde et regarde encore l’avenir, parfois même avec légèreté. D’où viennent ces ressources ? Paradoxalement de la souffrance qui, une fois acceptée et accueillie dans la chaleur d’une relation pousse à faire le ménage dans nos croyances et nos espoirs vains. Elle donne le prix des choses et invite à choisir. On peut alors (ré)expérimenter l’insouciance donnant à la triste réalité une autre forme parce qu’elle ne menace plus la relation à l’autre.

« Prendre soin » c’est donc rappeler la nécessité de considérer le présent et valider son florilège d’émotions avec un autre, la nécessité de prendre le temps de la rencontre. Oui le seul soin possible est bien celui-là : la considération. Plus le réel se rétrécit plus le temps accordé à la relation doit grandir ! C’est alors, au cœur d’un lien qui se construit, que l’émotion peut être traversée appelant cette force logée en chacun de nous, la résilience. Pour cela, pas de secret ! Les équipes de soins, les thérapeutes, les aidants proches doivent se libérer des injonctions de rapidité, d’efficacité et des demandes de résultats objectivables par des chiffres et des moyennes. Faut-il encore convaincre les familles, les directions, les institutions, les politiques et parfois les patients eux-mêmes que la relation humaine ne tiendra jamais dans un beau tableau excel…

Il y a maintenant presque 25 ans que j’accompagne des personnes en souffrance, des années à être témoin de l’inacceptable, à faire avec l’impossible, à déambuler entre espoir et désespoir, avec comme seule certitude que la vie ne nous en offre aucune. Ving-cinq années, un millier de rencontres en institution ou dans mon cabinet, des sourires, des silences, des poignées de main, des conversations autour d’un petit café, des bras qui enlacent, des larmes partagées, des fous rires, des « il faut que je vous raconte », des milliers de merci… Et une conviction : résister encore à ce monde du « tout seul » avec lequel je ne suis pas d’accord !

Comment mon métier a-t-il changé depuis ces deux crises successives ? L’impossible n’est pas aussi terrifiant si on cultive le « être là », le « être en lien ». Elles m’ont rappelé le sens de ma profession, l’essentiel : l’humanité !

Ce qui a tout changé, c’est votre coup de fil, vous avez pris le temps de me parler, de m’écouter, c’est là que j’ai vraiment senti une main tendue.

Kadour